samedi 20 octobre 2012

A qui le tour...

Vais-je, ce soir encore, me dérober, renoncer à cette tâche? Effacerai-je ces quelques lignes écrites une dizaine de fois? Chaque mot de ce que j'écris témoigne de ma fatigue et de ma confusion. La lumière émanant de mon écran me tue les yeux, mes doigts ne supportent plus de toucher le clavier. Ces lettres, ces mots... Il faut que j'écrives.

Je parlerai de toi Nadia (Jlassi), artiste qui a cru un jour que son pinceau s'est libéré. Tu pensais que tu pouvais enfin t'envoler sous d'autres cieux. Que tu pouvais enfin tout dire, tout exprimer à travers une image qui montrerait le danger qui nous menace.

Je parlerai de toi, Sofiène (Chourabi), qui a toujours rêvé de libérer son pays par sa parole. Qui a pu grâce à ce rêve résister à tout ce qu'il a enduré dans un passé pas très lointain. Tu as cru que ce passé est déjà révolu et que désormais tu pourrais savourer ta victoire pour découvrir au bout du compte que rien n'est encore fini.

Je parlerai de toi Néjiba (Hamrouni), qui n'a jamais eu peur de dire tout haut ce que les autres n'osaient même pas penser tout bas. Qui n'a jamais hésité de pointer du doigt l'ennemi pour l'accuser du tort qu'il  cause. Qui a cru que les blessures allaient être guéries enfin. Et qui découvre que le nouvel ennemi enfonce bien plus profond le couteau et le remue en plus pour causer plus de dégâts.

Je parlerai de toi Abderraouf (Khammassi), qui s'est trouvé arrêté, torturé et tabassé à mort par des policiers censés protéger le citoyen. Qui a laissé derrière lui une veuve déjà mourante et un enfant qui ne tardera pas à  devenir orphelin de ses deux parents.

Je parlerai de toi pauvre inconnue, qui n'a fait de mal que de voler quelques instants de bonheur passés auprès de son chéri. Qui n'a commis d'autres fautes que de vouloir s'éloigner et se cacher des regards souvent accusateurs d'une société et d'un état qui tolèrent les guerres et la violence mais condamnent l'amour. Qui s'est vue payer très cher la note car comme ils disent, elle était sans honneur et de plus, elle a osé atteindre aux moeurs de ses violeurs.

Je parlerai de toi enfant de Gafsa, qui est sorti manifesté pour dire non à l'injustice, non au chômage, non à la pauvreté, non à l'inégalité... Pauvre enfant, tu as seulement cru que maintenant tu y avais droit. Que le temps de la dictature et de l'état policier est terminé. Mais tu étais fou d'y croire,. Maintenant tu le sais car tu as été attrapé par une police qui prouve encore une fois à quel point elle est au service du citoyen. Oui maintenant, tu sais que c'est faux. Seulement, tu as du être frappé, violenté et même violé.

Je parlerai de toi Lakhdhar (Hidouri), vieux de 90 ans ou presque qui s'est vu obligé d'entamer  vers la fin de sa vie, une gréve de la faim pour protester contre l'arrestation non justifiée de son fils. Une grève  qui est entrain de te coûter très chère. Mais pour toi, rien n'est plus cher que ton fils qui ne demande que justice.

Je parlerai de toi, Lotfi (Naguedh), qui a naïvement cru qu'aujourd'hui il avait le droit d'avoir une activité politique. Tu as naïvement cru que tu avais le droit d'avoir une opinion et une position même en opposition avec le gouvernement et sa politique. Une erreur fatale, qui t'a coûté la vie, laissant derrière toi une veuve et 6 orphelins qui voudraient seulement comprendre pourquoi.

Je parlerai de tous ceux que je n'ai pas cité, ceux que j'ai oublié et ceux dont je ne connais pas l'histoire. Je parlerai de moi, de mes amis réels et virtuels car notre souffrance est la même, notre combat est le même. Nous avons tous grandi avec le même rêve et nous vivons aujourd’hui le même cauchemar. Nous avons tous les mêmes maux et les même mots. Nous avons tous la même lassitude et nous gardons tous le même espoir en un lendemain meilleur. Pour nous, peut être, ou alors pour nos enfants. Le même espoir que notre patrie soit enfin libérée.

Je parlerai et je parlerai, mais plus tard. Car ce soir, même si je dois parler, même si je dois écrire. Je me contenterai de rester là, à boire et à lever mon verre à la mémoire de tous ceux qui ont donné leur vie pour ce pays. Pour tous ceux qui ont déjà payé cher le prix de leurs rêves. Je lève mon verre à moi qui finira peut être aussi par payer puisque nous jouons tous à "à qui le tour?"

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